Interview intégrale de Béji Caïd Essebsi à la Stampa
26/04/2016
Par Maurizio Molinari- TUNIS
« Les terroristes de l’EI préparent l’attaque terrestre de la Tunisie à partir des camps libyens de Sabratha, et pour nous défendre nous avons besoin non seulement d’armes mais aussi de postes de travail ».
Depuis le palais présidentiel de Carthage, Béji Caïd Essebsi dirige la Tunisie en résistant contre l’offensive des « terroristes islamistes ».
Il sait qu’il est dans le collimateur du Calife, Abu Bakr al-Baghdadi, et décrit ainsi les ennemis de son pays et de l’ensemble du monde arabe : « Ils sont un mouvement politique, non religieux, dont l’unique but est de conquérir le pouvoir. »
L’intervention militaire russe en Syrie « les a affaiblis au Moyen Orient » et maintenant ils affluent « en grand nombre » en Libye, où ils comptent sur au moins 3000 islamistes tunisiens. La recette d’Essebsi afin de les repousser et de les battre réside dans la consolidation de l’« exception tunisienne », c’est-à-dire un pays-nation édifié par Habib Bourguiba, premier président, « avec les fondements démocratiques et multiculturels » pour « donner aux islamistes une réponse non seulement militaire » parce ce que ce qui compte le plus est de « renforcer les droits des femmes, éradiquer l’analphabétisme et le chômage. »
Assis dans la bibliothèque qui fût celle de Bourguiba, avec devant lui un stylo à encre noir et un mouchoir blanc portant ses initiales, Essebsi parle du conflit actuel dans le monde arabe revêtant les habits du défenseur de « l’identité laïque d’une nation aux frontières entre arabes et européens ». Manifestant ainsi une lucidité et une détermination qui font oublier ses 89 ans et qui expliquent pourquoi il est l’artisan et le protagoniste de l’accord de gouvernement entre les laïcs de « Nidaa Tounes » et les islamistes de « Ennahda ».
Vous avez été élu et vous représentez l’unique nation arabe où les révoltes initiées en 2011 ont porté à la formation d’une démocratie parlementaire, basée sur l’entente entre laïcs et islamistes. Qu’est-ce-qui rend la Tunisie différente des autres Etats arabes ?
« Les origines d’une nation que Bouguiba a construite, en la fondant sur le respect des individus, sur la participation de tous les citoyens aux institutions, sur la lutte contre la pauvreté et l’analphabétisme. La Tunisie est un Etat-nation arabe avec des origines profondément ancrées dans la modernité, que Bourguiba a construit sur la base d’une société qui a toujours été multiculturelle, où vivent non seulement musulmans, mais aussi chrétiens et hébreux, et qui respecte les femmes. Si j’ai été élu, si la nouvelle Constitution a été approuvée, si la démocratie tunisienne peut regarder l’avenir avec confiance, c’est d’abord et surtout grâce aux femmes. »
Vous avez travaillé aux côtés de Bourguiba, après la fin de la colonisation française, et maintenant vous lui faites référence en indiquant la marche de la Tunisie. Vous vous considérez comme son héritier ?
« Je suis un disciple de Bourguiba, ses héritiers uniques et véritables sont les jeunes tunisiens. C’est pour cela que je prendrai part au mois de mai à un grand congrès de la jeunesse. Ce sont les réformes que Bourguiba a signées en faveur de la modernité, de la formation et de la jeunesse, qui permettent aujourd’hui à la Tunisie d’être non pas un modèle mais une exception dans le monde arabe. »
Cependant, dans cette exception, il persiste des tensions entre les partis laïcs et les partis islamistes. L’équilibre que vous représentez est destiné à durer ou vous percevez des risques ?
« La Tunisie recèle plus d’une identité, laïque et religieuse, habituées à vivre ensemble dans un respect réciproque. »
Quelle est la pierre angulaire de cet équilibre ?
« Les femmes sont décisives pour faire avancer et progresser la modernisation de la Tunisie. Ce sont elles qui ont gagné la bataille de la nouvelle Constitution, en descendant dans les rues pour exprimer une volonté réformatrice irrésistible. Nous avons combattu pour ne pas introduire la Chariâa dans la Constitution et sans les femmes nous n’aurions pas réussi. »
Et d’où viennent les principaux dangers pour votre stabilité ?
« De l’islamisme, qui n’est pas un mouvement religieux mais politique, dont l’unique but est la conquête du pouvoir. Il s’agit de personnes violentes, de terroristes, qui n’ont rien à voir avec les musulmans, parce que l’Islam est pour le respect de tous, dans les textes fondamentaux de l’Islam on ne trouve rien de ce que prêchent les terroristes, qui n’ont pour unique finalité que d’imposer leur pouvoir sur les autres. »
Vous avez été attaqués plus d’une fois par les terroristes durant ces 13 derniers mois : au musée Bardo de Tunis, sur la plage de Sousse, et plus récemment dans le Sud à Ben Guerdane. Vous craignez beaucoup l’Etat islamique (ISIS) d’Abu Bakr al-Baghdadi, vous en percevez la menace?
« L’ISIS est en Libye, adossé à nos frontières. L’intervention militaire russe en Syrie et les coups qu’il a subis en Irak l’ont poussé à s’organiser en Libye. En particulier dans la région de Syrte où les troupes de l’ISIS se sont substituées aux troupes kadhafistes et contrôlent une zone de plus de 200 km de côtes. A Sabratha, en Tripolitaine, elles s’entrainent pour attaquer la Tunisie par le biais d’opérations terrestres : elles ont à disposition des camps, des munitions, des armes et des entraineurs. Elles peuvent compter sur un nombre important de Tunisiens qui se sont joints à elles. C’est de Sabratha que l’ISIS est parti pour nous attaquer à Ben Guerdène. Ce fut une incursion dans notre territoire. Ils ont franchi la frontière et pénétré dans notre pays parce qu’ils voulaient s’établir dans un centre urbain. Nous les avons repoussés grâce à nos forces de sécurité et aussi grâce aux habitants qui ne voulaient pas d’eux et qui ont collaboré pour les repousser. Mais la réponse ne peut pas venir que des armes. Le message religieux est également important : ce ne sont pas des musulmans et ils ne représentent pas l’Islam. »
Pourquoi l’ISIS agresse-t-il et tente-t-il de s’infiltrer dans le Sud de la Tunisie ?
« Parce que c’est une des régions où il manque le plus de travail et de développement. Pour repousser l’assaut des terroristes il faut combattre l’analphabétisme, la marginalisation et le chômage. Nous avons 40% de nos diplômés sans emploi, nous devons leur trouver du travail comme nous devons créer des emplois pour ceux qui sont sans diplômes. Autrement, les jeunes seront attirés par les salaires de 1000 dollars par mois offerts par l’ISIS, contre les 200 qu’ils arrivent à gagner dans le meilleur des cas en Tunisie. »
Pourquoi les terroristes veulent-ils s’emparer de la Tunisie ?
« Pour la simple raison qu’ils détestent ce que nous sommes. »
Et qu’est-ce que vous êtes ?
« La Tunisie est comme un arbre : ses branches s’élargissent dans toute l’Europe, ses racines sont ancrées en Afrique. Sans les branches l’arbre ne peut pas grandir ni donner de fruits, mais si l’on ne prend pas soin des racines l’arbre meurt. Nous sommes méditerranéens, nous sommes européens, mais surtout nous sommes l’Afrique. Une nation qui incarne la cohabitation entre différentes identités, soit exactement le contraire du mal islamiste. »
Il existe en Libye au moins trois gouvernements différents, le pays pourra-t-il être de nouveau uni ?
« En Libye, il existe de nombreux gouvernements, grands et petits. En opposition entre eux. Le problème, ce ne sont pas les gouvernements, mais l’absence de l’Etat. Nous avons été les premiers à soutenir la révolution libyenne en prenant en charge les nombreux réfugiés qui fuyaient le pays. Nous, nous sommes intéressés par le retour de la stabilité en Libye parce que les terroristes qui nous attaquent viennent de là-bas. C’est pour cela que nous soutenons le Premier ministre Sarraj, afin que la Libye reste unie. Nous avons déjà assez de problèmes avec une Libye, imaginez-vous ce que ce serait avec deux ».
Comment s’est déroulé le transfert de Sarraj de la Tunisie à la Libye ?
« Nous l’avons accueilli pendant une longue période et lorsqu’il s’est transféré en Libye nous avons escorté le navire à bord duquel il voyageait jusqu’aux limites de nos eaux territoriales, au-delà desquelles les Italiens ont pris le relais pour en garantir la sécurité. Nous avons agi en accord avec l’Italie. Ce qui nous rapproche est la conviction que pour restituer stabilité à la Libye il est vital que tous les pays frontaliers collaborent – y compris l’Algérie, Le Niger, Le Tchad et le Soudan- et ce avec l’Italie, la France, la Grande Bretagne, l’Allemagne et les Etats-Unis. Ce sont les nations qui comptent plus que d’autres- comme le Qatar, la Turquie et les Emirats- qui sont plus éloignés. »
Les pays européens et les Etats-Unis évaluent la possibilité d’interventions militaires contre l’ISIS en Libye. Vous, qu’en pensez-vous ?
« Je suis favorable dans la mesure où les attaques seront concentrées sur les objectifs de l’ISIS, en limitant les dommages collatéraux. Quand les Etats-Unis ont attaqué les bases de l’ISIS à Sabratha, il y avait malheureusement aussi des Tunisiens, nous en avons été informés. En général, il est plus utile qu’il y ait une coopération, dans le cadre des Nations-Unies. »
Votre idée de modernité est aux antipodes du jihadisme de Abu Bakr al-Baghdadi, que pensez-vous de lui ?
« C’est un personnage qui crée le mal et exploite les jeunes. »
L’Europe est en essoufflement devant le flux croissant de migrants, quelle lecture vous donnez de ce phénomène qui investit la Méditerranée toute entière ?
« L’Italie et l’Europe sont aux prises avec les conséquences de grandes souffrances humaines, surtout en Afrique. Bon nombre de migrants proviennent de zones en guerre, où se déroulent des conflits plus ou moins connus. La Somalie est seulement un de ces conflits. Plus les guerres perdurent, plus ils fuiront. Pour eux le choix est entre la mort et la traversée de la mer. Pour juguler ce phénomène il est nécessaire de s’attaquer à son origine : frapper les trafiquants qui, avec l’aide de barques, le rendent possible. Contre les trafiquants, tout comme contre les terroristes, nous avons avec l’Italie des intérêts qui coïncident : nous devons nous coordonner de manière toujours plus étroite. Les choix nationaux ne paient pas. L’Italie ne peut pas résoudre seule le problème de la migration, cela nécessite une stratégie globale, les problèmes de la Méditerranée dépassent nos deux pays, il faut proposer à nouveau une initiative méditerranéenne sur le modèle de celle que propose le président français, peut être sans trop de conviction. »
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