Chahed et Sisyphe, même combat !

30/06/2017

Par Hédi Ben Abbes

« C’est qu’en vérité le chemin importe peu, la volonté d’arriver suffit à tout. » A. Camus

 

L’ignorance, la cupidité, l’égoïsme et l’incompétence ne peuvent justifier l’absurde qui conduit inéluctablement tout un peuple au suicide collectif. Ce nihilisme destructeur qui noyaute malicieusement le corps social tunisien au sens « khaldounien » du terme, anéanti chaque jour un peu plus, les fondements mêmes de la société et de l’Etat. Aisément observable, le phénomène s’est infiltré dans la société comme le ferait un gaz toxique dans le corps humain et dont on se rend compte du caractère létal que lorsqu’il est trop tard.

 

Appliquons cet axiome à la situation que nous vivons en Tunisie aujourd’hui et nous verrons avec quelle insouciance, avec quelle joie de vivre même, avec quelle nonchalance bien souvent, les Tunisiens assistent, voire, participent, à cette inexorable descente aux enfers. Pas un secteur d’activité, pas un corps constitué, pas un individu, volontairement ou non, n’est épargné. Nous sommes tous devenus les acteurs de cette tragédie morbide. Tous les secteurs sont aujourd’hui gangrénés : l’économie, la sécurité, l’administration, la culture, le sport – et la liste est longue -, tous, sont infectés par la corruption, par l’indifférence et la destruction volontaire ou passive des fondements mêmes de l’Etat. Le tout, avec en arrière fond, une espèce d’espoir naïf que le pire n’arrivera pas ! Mais si l’on n’y prend garde, le pire va arriver !

 

Dans le mythe de Sisyphe du poète Homère, l’homme y est dépeint, d’un côté, dans sa volonté farouche mais néanmoins absurde, d’échapper à son inévitable et macabre destin. De l’autre, dans sa détermination de venir à bout d’un gigantesque et insurmontable travail. Le même mythe est repris en toile de fond par Albert Camus. Néanmoins, il nous apporte une lecture plus positive qui se termine par une lueur d’espoir, saluant ainsi l’effort fourni, per se (en soi), en dépit du maigre résultat obtenu. Condamné par Zeus à monter au sommet de la montagne, Sisyphe voit ses efforts anéantis à chaque fois qu’il croit avoir atteint son objectif. Camus conclut en disant : « Je laisse Sisyphe au bas de la montagne. On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers le sommet suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux“.

 

Cette conclusion teintée d’optimisme tombe comme une contradiction face au constat de l’échec.

Le politologue, Antonio Gramsci nous apprend que les révolutions impliquent nécessairement un passage par l’interegnum, cet enfer, ce guet-apens, sans lequel aucun rivage de paix ne peut être atteint. Il affirme même que quand : « l’ancien se meurt, et que le nouveau ne parvient pas à voir le jour, dans ce clair-obscur, surgissent les monstres ».

 

Dans le même ordre d’idée, nous voilà aujourd’hui arrivés au cœur de cet enfer où surgissent les monstres de toutes sortes, les charlatans, les faux experts, les mafieux, les corrompus et les arrivistes. Les vicieux qui se drapent de vertus, les médiocres qui prétendent viser les sommets, les petits et les grands combinards, les charognards de la moralité, de l’éthique et de la probité, les faux derviches, tourneurs de veste.

 

Tel un Sisyphe, Youssef Chahed sait à présent qu’il est tout aussi impossible de s’abstenir de faire l’effort de gravir la montagne, que de parvenir à remonter le fardeau jusqu’au sommet. Car nous sommes au cœur d’une tragédie tellement morbide qu’elle requiert une intervention quasi divine ou l’émergence d’un surhomme, c’est selon, suivant notre volonté d’abdiquer ou non, notre souveraineté d’Homme. Sommes-nous en train d’assister à un « absurde acte héroïque » ou à l’émergence d’un nouvel Homme mû par une volonté de puissance visant à faire jaillir le Nouveau, pour sortir in fine la Tunisie de ce clair-obscur où règnent les monstres ?

 

Cette vision romanesque du « Héros moderne » ne semble pas résister à l’épreuve de l’accablante réalité de cette fascinante et terrifiante Tunisie que nous aimons. Des personnages héroïques comme Sisyphe, il en faudrait plusieurs pour que, comme le dit la sagesse populaire, le fardeau soit plus léger : « Hmil ejmaa rich » !

 

Nous sommes souvent fiers de dire que notre Tunisie regorge de compétences, de femmes et d’hommes suffisamment honnêtes et patriotes, qu’ils peuvent apporter une pierre utile à l’édifice et contribuer ainsi, autant que faire se peut, à sortir notre pays de l’enfer où il se trouve. Mais où sont ces femmes et ces hommes de bonnes volontés ? Où sont ces personnes DESINTERESSEES et volontaires, prêtes à se mettre en danger pour affronter les monstres qui règnent en maîtres dans le pays ? Sommes-nous tous devenus de simples spectateurs d’un combat mené par un seul homme, si toutefois il est sincère dans sa démarche ? Sommes-nous tous en train d’attendre la fin tragique de cette lutte comme si nous n’étions pas concernés ? Sommes-nous tous aussi cruels envers nous-mêmes, pour laisser notre pays sombrer dans un chaos dont personne ne sortira indemne ?

 

Pour ces raisons, et bien d’autres, j’appelle toutes celles et ceux qui ont encore un brin de conscience et un cœur qui bat pour notre Tunisie meurtrie. Tous ceux qui ont la volonté de sauver ce qui peut l’être encore. Tous ceux qui ont conservé une once de fierté et d’orgueil, une pincée de sens de la responsabilité, à se mobiliser pour dire NON au chaos et OUI à la volonté d’aller jusqu’au bout du tunnel, jusqu’au sommet de cette montagne de souffrance, de douleur et de médiocrité, pour faire naître ce fameux aube des véritables libertés qui engendrera le véritable Etat de droit.

Je les invite à prendre leurs responsabilités pour donner le coup de main nécessaire et venir à bout de la pieuvre qui a étendu ses tentacules dans tous les rouages de l’Etat et dans tous les secteurs d’activité. Pire encore, dans nos esprits, et à bien des égards, dans nos mentalités.

 

En affichant clairement et de manière responsable notre soutien aux opérations de « nettoyage » en cours, on s’engage moralement et concrètement, à soutenir les efforts entrepris par le gouvernement dans sa volonté de venir à bout du monstrueux système qui gangrène chaque jour un peu plus notre pays.

 

De son côté, le gouvernement doit annoncer clairement ses intentions, sa volonté réelle et son plan d’action. L’objectif serait aussi de gagner la bataille de l’opinion publique. La seule bataille susceptible de changer le rapport de force et de transformer les mentalités.

 

Il ne s’agit pas « de couper des têtes ». Il s’agit de s’attaquer à la douloureuse réforme d’un système qui produit les monstres. La société civile a su se mobiliser à l’occasion du sit-in du « Bardo » ou de la « Kasbah » pour sauver la Tunisie. Elle peut encore le faire tout en retenant les leçons du passé car il ne s’agit pas seulement de mettre un terme à un système gangréné. Il faudra aller jusqu’au bout de l’effort et proposer un autre véritable projet pour le pays.

 

Que la jeunesse s’organise pour que ce changement soit leur œuvre et le reflet de leurs volontés. Que ces jeunes apportent la preuve du contraire de ce que dit Camus quand il affirme que « (…) la société politique contemporaine est une machine à désespérer les hommes ». Notre jeunesse peut faire naître cet espoir tant souhaité et indispensable à la survie de notre pays en tant que Nation solidaire et unie.

 

De leur côté, que les aînés, volontaires et désintéressés, apportent leur soutien inconditionnel à une action collective dont l’unique objectif est l’INTERET GENERAL. Cette belle notion est souvent galvaudée par une classe politique déloyale qui ne fait que « prostituer impunément les mots », comme le dit Camus. Mettons un terme à cette « prostitution » et rendons aux mots démocratie, citoyenneté, probité, éthique et civisme, leur sens premier.

 

C’est en rétablissant le sens de ces mots, que l’on pourra rétablir notre humanité et notre souveraineté d’Homme.

 

 

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