Fadhel Abdelkefi : «La Tunisie est de retour et nous gagnerons la guerre de la reconstruction économique»

03/11/2016

Qu’est-ce qui contraindrait un Fadhel Abdelkefi, directeur général de «Tunisie Valeurs», directeur associé d’Integra Partners, et ancien président de la Bourse de Tunis, à accepter la responsabilité d’un ministère aussi sensible et aussi important que celui du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale en pleine crise économique du pays?

Fort heureusement, le patriotisme n’est pas l’apanage ou la chasse gardée des «militants», opposants ou activistes politiques ou des démunis. Les enfants de la Tunisie portent leur patrie dans leur cœur, et tous, du moins ceux intègres, se sentent investis de la mission de participer à sa reconstruction et son rayonnement y compris les nantis…

Agir avec conviction et efficacité pour mener au mieux sa mission qui est loin d’être aisée, c’est ce qu’ambitionne Mohamed Fadhel Abdelkéfi. Compétent et engagé, calme et pondéré, c’est aussi un challenger décidé à bien gérer le présent pour édifier l’avenir et se projeter dans le futur.

Loin de lui l’idée d’être un rêveur: «Entre l’autoglorification et l’autoflagellation, il y a un juste milieu, et la Tunisie peut beaucoup et doit rester debout».

Interview

WMC : Vous avez déclaré que vous êtes content de voir le code d’investissement voté et adopté par l’ARP bien que vous n’en soyez pas réellement convaincu. Que lui reprochez-vous au juste?

Mohamed Fadhel Abdelkéfi : En préambule, je voudrais quand même indiquer qu’en ce moment,la Tunisie réoriente tous ses efforts et toute son énergie dans l’économique. La phase politique a pris largement du temps et de l’espace dans la sphère publique avec tout ce qui s’en suit comme dynamiques partisanes, débats idéologiques et positionnements stratégiques.

Tous les acteurs et décideurs de la scène politico-économique et sociale s’accordent à dire aujourd’hui que l’économique doit prévaloir et que le sauvetage du pays passe impérativement pas la relance économique. Nous nous y attelons et nous sommes persuadés que si nous voulons focaliser sur l’aspect économique, il faut commencer par “benchmarker“ ce qui se passe autour de nous. Soit des pays qui nous ressemblent à divers niveaux et différents aspects.

La nouvelle loi sur l’investissement a pris beaucoup de temps et mon prédécesseur était lui-même dans la logique de faire mieux et plus. Malheureusement le cadre légal dans notre pays est tellement compliqué que nous n’arrivons pas à mettre en place une loi suffisamment agissante et efficiente pour changer de tout en tout le climat des investissements extérieurs en Tunisie.

S’il m’était donné de décider, dans le respect de la volonté des représentants du peuple et des législateurs, j’aurais osé une liste négative en Tunisie où les IDE n’auront pas voix sur le chapitre. Je m’explique: il faut spécifier les secteurs d’activités et les domaines où les investisseurs étrangers ne peuvent nullement être des parties prenantes.

La liste négative était prévue dans l’ancien code?

Effectivement, cela avait été prévu mais cela n’est plus le cas au bout de 14 mois de discussions et de négociations. Il y a eu quand même des améliorations, nous avons annulé beaucoup d’autorisations qui existaient dans l’ancien code, reste celles relatives au secteur agricole, à l’enseignement supérieur, au commerce, la santé et d’autres secteurs.

La question que nous devons nous poser aujourd’hui lorsque nous parlons des finances publiques en crise est : “qu’est-ce qui peut donner de la croissance? La réponse est évidente: l’investissement local privé et étranger.

Pour attirer les investisseurs étrangers, il faut benchmarker par rapport aux pays voisins, principalement le Maroc et l’Egypte. Ce qui revient à dire accorder les mêmes avantages aux investisseurs, assouplir les procédures, simplifier la vie des investisseurs étrangers et assurer plus d’efficience et de célérité dans la prise de décisions relatives à la réalisation des projets. Et pour toutes ces raisons, nous allons soumettre à l’ARP, pour approbation,la Loisur l’urgence économique qui viendra compléter la loi sur l’investissement.

Cette nouvelle loi pourrait donner à notre ministère un rôle central dans la gestion des procédures relatives aux projets d’investissement. Nous comptons adopter l’approche baptisée à l’international “one stop shop“ et qui existait du reste dans notre pays, c’est-à-dire avoir une agence qui fonctionne comme guichet unique au sein du ministère et constitue l’interlocuteur unique des investisseurs.

Elle aurait ainsi la latitude -je précise bien dans le respect des lois en vigueur- d’écourter les procédures d’émission des autorisations nécessaires à la réalisation de l’investissement.

Nouscomptonsaussi adopter le process appelé communément “Fast track“ dont le but est l’accélération des procédures d’examen et d’approbation des projets d’investissements stratégiques. Ceci nous donnera la capacité d’offrir à l’investisseur local et étranger à peu près le retro planning de son investissement en Tunisie, heure par heure et jour pour jour. Chose qui n’est malheureusement pas possible aujourd’hui en Tunisie. Le code des investissements est un pas en avant mais nouscomptonsfaire plus et mieux.

Lorsque vous parlez de “one stop shop“, vous voulez dire que vous comptez vous entourer d’une équipe représentant tous les décideurs publics pour activer la prise de décisions?

Je confirme, le “one stop shop“ -qui est le guichet unique- et le “Fast track“ -qui est la fluidification de la décision et de l’investissement- sont des conditions nécessaires à la relance des investissements.

Deuxième chose, il faut être proactif. Il ne faut pas attendre que les investisseurs viennent par eux-mêmes frapper à nos portes. L’image qu’on véhicule à propos de notre pays n’est pas des plus reluisantes. Elle ne reflète même pas la réalité des choses. D’où la grande responsabilité qui nous revient en tant qu’Etat pour aller chercher les grands brands industriels, les grandes institutions financières internationales pour leur dire: “vous vous trompez sur toute la ligne. Le site Tunisie est le plus compétitif dans la région, il est le plus proche de l’Europe, il est doté, quoiqu’on en dise, d’une logistique appropriée pour le lancement et le développement de projets d’envergure. Il est riche d’un bassin d’emplois des plus fournis en Méditerranée“.

Aujourd’hui un ingénieur nord-africain est devenu aussi cher qu’un autre dans le Nord dela Méditerranée, ce qui n’est pas encore le cas dela Tunisie, sans oublier la compétence, la capacité d’apprentissage et d’adaptation de la main-d’œuvre tunisienne.La Tunisiereste donc un site hautement compétitif.

Et pourtant, quels échos entendons-nous surla Tunisie? Que du négatif: instabilité politique et sociale et une rive sud dela Méditerranéequi n’est pas des plus sécurisantes, et d’autres clichés négatifs, ce qui est insensé lorsque nous comparons notre pays à d’autres.

Notre rôle à nous et ce que nous voulons à traversla Conférenceinternationale de l’investissement, c’est de changer cette image, repositionner économiquementla Tunisiedans notre région et dans le monde, et annoncer, par des projets concrets, le comeback dela Tunisiesur la carte des investissements à l’international. Ceci, au bout de 5 ans où tous les Tunisiens étaient préoccupés uniquement par la chose politique. 2.000 entreprises ont fermé leurs portes pendant ce laps de temps dont 500 étrangères, ceci pratiquement dans l’indifférence totale.

Je le dis et redis,la Conférenceservira à annoncer quela Tunisieest de retour sur la carte des investissements mondiale et que l’étape que nous traversons aujourd’hui est hautement économique.

Oui, mais pour revenir au code d’investissement, qu’est-ce qui cloche réellement?

Je vais vous donner un petit exemple, celui des franchises. Quelqu’un pourrait vous expliquer comment ça fonctionne aujourd’hui? A chaque fois qu’on pose la question, nous avons des réponses différentes et contradictoires émanant des différents acteurs économiques ou des décideurs politiques. Il va falloir se décider, nous développons ce secteur ou non.

Contrairement au discours ambiant s’élevant contre le développement des franchises. Lorsque nous circulons dans toutes les villes tunisiennes, vous avez nombre de franchises qui sont bien présentes et qui fonctionnent normalement. L’explication est simple, les agents économiques s’adaptent aux situations juridiques complexes. La loi interdit le paiement des royalties; ces royalties sont payées autrement. D’où l’importance de mettre en place les bonnes lois et réglementations, celles garantissant la transparence des démarches et procédures et surtout permettant à l’Etat d’être équitable.

Nous avons décidé qu’il ne fallait pas ramener les brands extérieurs, eh bien, il y a des lois qui permettent d’accorder des licences. Donc, nous traitons au cas par cas, ce qui se traduit dans le dialecte populaire par «wahed sunna w lakher fardh». Alors qu’en réalité, le pays gagnerait à être plus clair sur ce genre de transactions.

Le nouveau code d’investissement offre nombre d’opportunités, mais si l’on veut que l’on s’associe pour, à titre d’exemple, fonder une université libre dans le médical ou le journalisme, il y a une autre loi dans l’enseignement supérieur qui interdit qu’on ait plus de 35% d’étrangers. Ceci même si les investisseurs locaux ont trouvé les meilleurs partenaires au monde pour s’associer à hauteur de 50% avec eux. La vie des affaires est compliquée.

Quelle est d’après vous la responsabilité des uns et des autres dans la reconstruction du tissu économique y compris celle des médias qui ne sont pas forcément dans la valorisation des acquis et la mise en lumière des réussites nationales aussi modestes soient-elles?

Notre pays souffre aujourd’hui d’un grand problème: les Tunisiens ne croient plus en eux-mêmes, en leurs capacités à assurer et à s’en sortir haut la main. Loin de moi l’idée de l’autoglorification, mais entre l’autoglorification et l’autoflagellation, la vérité doit être quelque part au milieu.

“NOTRE PAYS SOUFFRE D’UN GRAND PROBLÈME: LES TUNISIENS NE CROIENT PLUS EN EUX-MÊMES, EN LEURS CAPACITÉS À ASSURER ET À S’EN SORTIR HAUT LA MAIN“.

Aujourd’hui, concrètement et sur certains produits, notre pays est plus compétitif quela Chine, c’est le pays qui produit le plus grand nombre d’ingénieurs bien formés. Nous sommes beaucoup plus compétitifs que nos concurrents directs. Nous sommes le pays le plus proche de l’Europe avec un accord de libre-échange et un statut de partenaire avancé. Un accord qui peut être même utilisé par des Asiatiques.

Comparativement à d’autres pays,la Tunisieoffre une infrastructure de qualité, quoiqu’on dise, sans parler de la profondeur de notre bassin de l’emploi qui offre les meilleures compétences et qualifications à des prix très concurrentiels. Il faut positiver, arrêtons de nous auto-flageller! Il faut remettre du baume au cœur, il faut croire en nous et en notre capacité à réaliser des taux de croissance plus importants que ceux prévus.

C’est bien beau tout cela, mais qu’en est-il du climat d’affaires?

Il faut commencer par l’assainissement politique en s’engageant à convaincre notre peuple et nos partenaires de l’importance et de la perspicacité du choix de formation d’un gouvernement d’union nationale pour la stabilité politique du pays. Tous les partenaires politiques signataires de l’Accord deCarthagesont officiellement engagés dans la remise sur les rails du pays. Pour moi, c’est ce qui importe, je refuse d’entrer dans les polémiques existantes entre les différents partis, mon but est de faire en sorte que celamarcheet que le processus avance dans le bon sens.

“LES FRONTIÈRES LIBYENNES NE SONT PAS TRÈS LOIN DES ÎLES ITALIENNES. IL FAUT QUE L’OCCIDENT SOIT CONSCIENT DE L’IMPORTANCE DU SAUVETAGE DU SOLDAT TUNISIEN…“

Sur le plan sécuritaire, les avancées sont très importantes, nos forces de sécurité et notre armée assument et assurent.

Les frontières libyennes ne sont pas très loin des îles italiennes. Il faut que l’Occident soit conscient de l’importance du sauvetage du “soldat tunisien“ non seulement pour notre sécurité à nous mais pour que cela ne déborde pas sur nos partenaires européens ou occidentaux desquels nous sommes très proches.

Que demandez-vous à vos partenaires justement ?

Je ne suis pas dans la logique de la mendicité, loin de là. Nous ne voulons pas de dons, nous sollicitons une implication économique beaucoup plus forte et concrète sur le plan macroéconomique, ce qui se traduit par des appuis budgétaires beaucoup plus substantiels. Nous sommes encore en train de débattre avec le FMI de l’appui qu’il peut nous apporter.

“JE NE SUIS PAS DANS LA LOGIQUE DE LA MENDICITÉ. NOUS NE VOULONS PAS DE DONS, NOUS SOLLICITONS UNE IMPLICATION ÉCONOMIQUE BEAUCOUP PLUS FORTE ET CONCRÈTE SUR LE PLAN MACROÉCONOMIQUE…“

Madame Christine Lagarde nous appuie et exprime clairement sa volonté d’aiderla Tunisie. Parcontre, dès que nous commençons à négocier avec les technocrates, il y a une autre logique qu’on nous impose et on remet sur les tapis les réformes, les conditions d’octroi des prêts, etc.

Si Christine Lagarde approuve, qu’est-ce qui empêche ses collaborateurs de traduire une décision politique par des appuis concrets?

C’est ce que nous voulons. Nous voulons transformer le capital sympathie politique en un bonus économique; et comme je vous l’ai dit un peu plus haut, sans demander de dons. Nous invitons nos partenaires à encourager les grandes entreprises à venir en Tunisie et à s’y implanter, il faut encourager les grandes multinationales à s’implanter chez nous.

Nous oublions de rappeler que nous en avons et c’est dommage car nous nous situons toujours dans la logique de l’autoflagellation. Nous ne parlons pas d’Airbus et du centre pilote en aéronautique qui existe en Tunisie, ni des grandes marques des constructeurs automobiles qui sont chez nous. Nous avons 270 fabricants de composants automobiles.

Le problème est quand même que les industriels tunisiens, locomotives de ces activités à haute valeur ajoutée telle les composants automobiles et l’aéronautique, se sentent orphelins. Ils ont l’impression qu’il n’y a pas un Etat qui les soutient. Puis, pour la Conférence internationale sur l’investissement, quel est votre positionnement?

Pour ce qui est dela Conférence, je tiens à préciser qu’à mon arrivée ici, j’ai trouvé que le ministère des Affaires étrangères a déjà démarré la campagne de lobbying, des invitations ont été envoyées à des têtes couronnées, des chefs d’Etat, des Premiers ministres, c’est très bien, nous avons besoin d’un appui politique. Ceci est bien entendu impératif mais pas suffisant. Ce dont nous avons besoin est que des décideurs viennent en Tunisie pour étudier de près les offres tunisiennes et décider illico presto. Une panoplie de projets sera soumise aux investisseurs nationaux et internationaux. Des projets publics et parapublics et des PPP.

“CE DONT NOUS AVONS BESOIN… C’EST QUE DES DÉCIDEURS VIENNENT EN TUNISIE POUR ÉTUDIER DE PRÈS LES OFFRES TUNISIENNES ET DÉCIDER ILLICO PRESTO…“

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