Les errements du CMF
08/03/2017
Le dira-t-on jamais assez ? Le marché boursier a un rôle primordial à jouer dans les économies contemporaines pour financer les entreprises. En Tunisie, bien que les parties prenantes affichent leur satisfaction, les performances de cet outil restent très en-deçà de son potentiel. D’ailleurs, le rapport annuel pour 2015 du Conseil du Marché Financier (CMF) le prouve bien. Retour sur les performances d’un marché financier encore gangréné.
Dans son rapport d’activité pour 2015, le gendarme de la bourse a brossé le tableau d’un marché financier en plein essor, avec une capitalisation boursière en hausse et l’introduction de nouvelles sociétés. On apprend, donc, que deux nouvelles sociétés ont fait leur entrée sur le marché de la côte, l’une sur le marché principal et l’autre sur le marché alternatif de la bourse. Cela a permis de générer une capitalisation supplémentaire de 254,1 millions de dinars. Le nombre de sociétés cotées atteignant ainsi 78 sociétés à la fin de l’année 2015. Mieux, le rapport note un accroissement notable du taux de participation du marché financier dans le financement de l’investissement privé qui a atteint 19,4% contre 9,4% en 2014 : une «progression importante». Sauf que cette envolée renvoie pour une grande part aux opérations de recapitalisation des banques publiques. Toutefois, les capitaux levés au titre des émissions sur le marché par les sociétés faisant appel public à l’épargne ont connu une forte hausse passant de 867,4 millions de dinars en 2014 à 1.812,5 millions de dinars en 2015.
Ceci dit, le CMF note que l’indice Tunindex a clôturé l’année 2015 avec un léger repli de 0,94% par rapport à 2014, dû à la «dégradation de la situation sécuritaire et ses répercutions sur l’économie du pays notamment sur le secteur du tourisme, qui a engendré un sentiment d’attentisme chez les investisseurs, animé par la crainte de la dégradation de la rentabilité des entreprises cotées en bourse».
Mais la situation est-elle aussi merveilleuse que cela ? Il convient de consulter dans le détail le rapport annuel du CMF pour s’en convaincre. Or, cela ne semble pas être absolument le cas. Les manquements, les rappels à l’ordre et même les enquêtes diligentées par le gendarme de la Bourse sont légion.
Certes, le CMF indique un accroissement notable du nombre des sociétés cotées en bourse ayant respecté le délai légal de communication de leurs états financiers. Il précise que 40 sociétés ont communiqué leurs états financiers durant les quatre mois suivant la clôture de l’exercice comptable contre 24 sociétés en 2014. Autre fait important, 13 sociétés n’ont pas respecté leurs obligations de communication, avec un retard dépassant un mois, dont 6 entreprises publiques. Ce que n’indique pas le CMF, c’est que certaines des sociétés précitées ont publié leur rapport d’activité alors qu’elles étaient censées publier leurs états financiers de l’année suivante. Le plus cocasse est que ces mêmes sociétés ont publié leur rapport d’activité semestriel de l’année en cours sans avoir, pour autant, publié leurs états financiers annuels de l’exercice précédent. Dans le même cadre, le taux de respect par les sociétés cotées des délais de publication des indicateurs d’activité trimestriels s’est inscrit en hausse, passant de 85% en 2014 à 92% en 2015. Traduction, une société cotée sur 10 n’a pas obéi à cette obligation.
Le laxisme du CMF face à ces débordements est sidérant. Pourtant, le gendarme de la bourse dispose des moyens de sanctions allant de l’avertissement ou le blâme jusqu’à l’interdiction temporaire ou définitive de tout ou partie de l’activité et, le cas échéant, le retrait de l’agrément. Or, le constat est simple. A part quelques rappels à l’ordre, mentionnés dans son rapport, aucune sanction significative n’a été entreprise contre ces mauvais élèves. Cette attitude du gendarme de la Bourse n’est pas exclusive à l’année 2015, mais récurrente depuis des années.
Heureusement qu’une enquête a été diligentée pour «d’importantes défaillances au niveau de l’information financière, imputables à une société faisant appel public à l’épargne». Deux autres ont été entreprises contre deux sociétés cotées suite à des transactions suspectes. On apprend aussi que le CMF a transmis un dossier d’enquête à la justice concernant la diffusion dans le public, par une société cotée, d’informations fausses et trompeuses. Il a également infligé une sanction pécuniaire à un intervenant dans le marché financier ayant manipulé le cours d’une valeur mobilière.
Le CMF revient, bien évidemment, bien qu’il ne la cite pas nominativement, sur le scandale de la compagnie aérienne Syphax Airlines. Un cas qui avait échappé à sa vigilance et qui avait défrayé la chronique le poussant à la radier du marché alternatif de la cote de la Bourse pour la transférer au marché hors cote. Il s’agit d’un comble pour une institution sensée être un gendarme !
Le CMF s’est rendu à l’obligation d’ouvrir une enquête sur les éventuels manquements et infractions commis par la société concernée. Au départ, le Conseil se suffira d’un constat : Syphax Airlines «n’a pas publié ses états financiers relatifs à l’exercice 2014 et n’a pas convoqué d’assemblée générale ordinaire dans les délais légaux en vue de statuer sur ces états. De même, elle n’a pas publié ses indicateurs d’activité se rapportant aux troisième et quatrième trimestres de l’année 2014 et aux premier et deuxième trimestres de l’exercice 2015, ce qui constitue un non respect par la société des obligations légales et réglementaires mises à sa charge en sa qualité de société faisant appel public à l’épargne ainsi qu’une atteinte au principe d’égalité d’information et de traitement des épargnants et est de nature à porter atteinte à leurs intérêts».
Un tel argument aurait pu être invoqué pour les autres sociétés cotées qui n’ont pas satisfaits ces obligations. Il lui a fallu attendre que la compagnie aérienne suspende tous ses vols et que le commissaire aux comptes de la société avertisse le CMF sur «la détérioration de la situation financière de la société, de son exposition à des risques de continuité d’exploitation et du non respect de ses engagements, ce qui nécessite la présentation d’un rapport à la Commission de Suivi des Entreprises Économiques» en difficulté pour qu’il réagisse en décidant d’obliger Mohamed Frikha, actionnaire majoritaire de Syphax, à organiser une Offre publique de retrait qui n’aboutira pas. C’est à la suite de cela que le CMF fut amené à ouvrir une enquête sur les infractions et manquements commis par la compagnie et décidé, en conséquence, de transmettre le dossier à la justice. L’affaire est toujours en cours.
Mais où était le CMF? Car, dès l’annonce de l’entrée en bourse de la société, plusieurs voix se sont élevées pour dénoncer certaines non-conformités, notamment un manque flagrant de professionnalisme dans l’élaboration du business plan initial, outre une législation en vigueur qui interdit à toute entreprise de moins de deux ans de solliciter le marché boursier. Après coup, on constate l’inconséquence du gendarme de la Bourse et l’échec de sa mission fondamentale de protection des petits épargnants.
Depuis, le CMF semble vouloir faire amende honorable dans la mesure où il dit avoir «entamé les démarches pratiques visant à amender la loi n°94-117 relative à la réorganisation du marché financier afin de rehausser le niveau des prestations au sein du marché financier, ce qui est de nature à conforter la confiance des investisseurs locaux et étrangers». Cela va-t-il tempérer la grogne des investisseurs, notamment des petits porteurs qui n’ont pas un droit de regard sur les comptes des sociétés avant publication de leurs indicateurs ? Certains ont déjà commencé à boycotter la bourse, sous le silence – coupable ? – des autorités de tutelle.
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