Troïka : le réel apprentissage d’Ennahdha
29/04/2016
Le passage d’Ennahdha au pouvoir entre 2011 et 2014 a marqué un tournant dans l’histoire du parti. Un tournant dont plusieurs enseignements ont été tirés en vue de la suite du projet islamiste. C’est ce qui transparait dans le document interne et confidentiel préparant le prochain congrès du parti, dont Business News a réussi à obtenir une copie. Le parti Ennahdha tire une conclusion tranchée et sans équivoque de cette expérience et compte bien ne pas reproduire les mêmes erreurs.
Dans le document, obtenu par Business News, il existe une partie non négligeable appelée « motion d’évaluation ». Dans cette section, le parti fait une évaluation de l’ensemble de son parcours, de sa création jusqu’à nos jours. Par conséquent, il existe une partie consacrée au passage du parti islamiste au pouvoir dans le cadre de la troïka qui s’est constituée après les élections d’octobre 2011. Une coalition faite avec le CPR et Ettakatol.
A en croire le document d’Ennahdha, le choix de l’alliance, sur le principe, était fondé et n’était pas une erreur. Toutefois, la relation avec le président de la République de l’époque, Moncef Marzouki, et avec le président de l’ANC (Assemblée nationale constituante), Mustapha Ben Jaâfar, ont été émaillées par certains incidents. Ainsi, Moncef Marzouki était un des soutiens de la révolution et des libertés et il n’a pas « succombé aux tentations putschistes mais les a combattues ». Par contre, « l’expérience a aussi montré des difficultés reliées au contexte et à la personnalité même du président et sa manière de gérer les dossiers ». On lui reproche également son positionnement lors du Dialogue national qu’il avait tenté de torpiller. « La présidence de la République a même pris pour cible le mouvement [NDLR : Ennahdha]lorsqu’elle l’a accusé d’hégémonie, en concordance totale avec l’opposition ».
Le jugement pour Mustapha Ben Jaâfar est bien plus tranché. Selon le document d’Ennahdha, le fait qu’il ait arrêté les travaux de l’Assemblée après l’assassinat de Mohamed Brahmi est« un coup douloureux porté à l’expérience [NDLR : Transition démocratique] qui a affaibli la légitimité et qui a failli tuer toute l’opération politique ». Les stratèges d’Ennahdha vont plus loin en disant qu’il s’agissait d’une initiative qui fait planer le doute sur leur « influence et sur la crédibilité du travail à ce niveau ». En plus, Ettakatol a répété à plusieurs reprises qu’il était avec Ennahdha au gouvernement mais qu’il n’était pas son allié à l’assemblée, ce qui est une situation « non viable ».
Mais d’une manière générale, Ennahdha tire un bilan exhaustif et tranché de son expérience au pouvoir qui pourrait se résumer ainsi : gouverner c’est la vraie politique, c’est une expérience incomparable qu’on ne regrette pas, mais on a fait énormément d’erreurs.
Dans leur document, les stratèges d’Ennahdha commencent par le positif. Ainsi, l’expérience au pouvoir a permis de garantir la continuité de l’Etat et de garantir les droits et les libertés fondamentales des citoyens. La décision d’Ennahdha de prendre le pouvoir était « bonne, mais le problème réside dans la taille et la manière ». Parmi d’autres points il ya aussi le fait d’avoir dispersé les soupçons concernant la relation du mouvement avec des thèmes comme la démocratie, les droits des femmes ou le multipartisme. On citera également la « réconciliation relative avec l’Etat et la « normalisation » de la présence au pouvoir et le début de l’acceptation des islamistes au pouvoir par des forces nationales et internationales ». Il y a eu aussi du bon au niveau des relations extérieures du parti. Ainsi, Ennahdha souligne un rapprochement politique « considérable » avec l’Algérie après que cette dernière ait été « inquiète par rapport à la situation en Tunisie après les révolution ». Le parti islamiste se félicite également d’être parvenu à drainer le soutien des Etats occidentaux.
Plus loin dans le document, on en ..vient à l’aspect négatif de l’expérience au pouvoir. Cet aspect négatif est défalqué en quatre « conséquences » majeures sur : l’identité du parti, la relation entre le mouvement et le gouvernement, l’image du parti, l’exercice du gouvernement, les relations avec certains composantes de la scène nationale.
Concernant l’identité du parti, l’entrée en force d’Ennahdha au pouvoir a réduit l’importance qu’il accorde à la société et à ses préoccupations. Il y a aussi le fait que le parti soit perçu comme « traditionnaliste » et qu’il ne s’est pas transformé en parti ouvert et moderne. Les stratèges d’Ennahdha pointent également un « large fossé » entre la direction du parti et ses adhérents concernant les choix politiques majeurs. Pour ce qui est de la relation avec le gouvernement le bilan est sans appel : « Le gouvernement a été incapable d’exécuter le programme du mouvement dans plusieurs dossiers » en ajoutant « le manque d’expérience et l’absence de clarté dans les prérogatives a conduit à certains tiraillements entre la direction du mouvement et le chef du gouvernement ».
A en croire le document d’Ennahdha, les conséquences du pouvoir sur l’image du parti ont été graves. Il est mentionné que « plusieurs positions ont été prises de manière improvisée avec l’absence de compétence dans certains postes de l’Etat. Ceci a donné l’impression à un large pan de la société qu’Ennahdha n’est pas apte à gouverner ». D’autre part, l’image du parti a souffert de sa manière de gouverner avec une certaine hésitation d’un côté, et la faiblesse dans le traitement de la lutte contre la corruption, d’un autre coté. Le diagnostic de l’image se poursuit et Ennahdha constate un grand déficit en termes de communication et d’information dont l’une des conséquences est que le parti a porté seul la responsabilité du pouvoir sans considération à ses alliés de la troïka.
Au niveau de la manière de gouverner et de la direction des affaires de l’Etat, Ennahdha dresse un bilan objectif. Ainsi, le mouvement n’avait pas de « vision claire ni de méthodologie pour produire et sélectionner des hommes de pouvoir ». Le mouvement a été « hésitant et trop prudent » sur certains dossiers sensibles comme la sécurité, la corruption et le salafisme jihadiste. Il n’y avait pas non plus de vision claire dans la détermination des priorités surtout dans les affaires économiques et sociales. S’ajoute à cela une lenteur dans les réalisations que les citoyens attendaient, surtout au niveau du développement. Au niveau interne, il y a eu des hésitations dans la direction de l’équipe gouvernante et une absence de coordination et de travail d’équipe. « La ligne politique du mouvement et son rendement gouvernemental n’a pas paru au service des revendications de la révolution » ajoute le document. Les stratèges d’Ennahdha pointent également le fait d’avoir été incapables d’élargir l’alliance gouvernementale au-delà de la troïka. Le dernier point de cette évaluation est digne d’intérêt : « le mouvement est entré au pouvoir en étant le substitut au régime précédent et il en est sorti alors qu’une partie de l’ancien régime a repris son influence au sein du pouvoir ».
Le dernier point évoqué est celui des relations avec les composantes de la scène nationale. Deux principaux défauts sont pointés : le premier est que « le mouvement a exagéré dans la description négative de certaines composantes (UGTT et Nidaa Tounes) ce qui a eu un effet négatif quand il a fallu travailler à améliorer les relations avec elles ». Le deuxième est d’avoir gardé des relations exécrables avec les forces de la gauche radicale.
Sur la base de ce bilan et de plusieurs autres éléments, Ennahdha compte opérer un virage stratégique majeur dont l’un des aspects est la séparation entre la prédication et la politique. Il est à noter également que la même méthodologie est appliquée à toute l’histoire du parti. C’est sur la base de ce diagnostic que les stratèges d’Ennahdha décident des directions futures et des choix qui seront discutés fin mai, lors de leur dixième congrès.
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