Tunisie – Moez Kacem : “Le grand bradage du all inclusive a été fatal”
18/08/2017
Pour cet expert de l’OMT, l’embellie du tourisme tunisien ne doit pas occulter les réalités contrastées du terrain. Il livre ses pistes pour un changement de paradigme.
(Image d’illustration) d’un hôtel 5 étoiles désert à Djerba,en Tunisie, le 8 mai 2015. © AFP archives
Malgré une hausse des entrées sur le sol tunisien, au premier semestre 2017, de 29 % (en baisse de 3,5 % par rapport à l’année de référence 2014, pré-attentats), les recettes n’augmentent pas… Une anomalie qui prive la Banque centrale de devises, le stock n’étant plus que de 92 jours au 8 août 2017. Depuis des décennies, on explique en haut lieu que le tourisme est un pilier de l’économie nationale sans lequel le pays ne pourrait survivre. Moez Kacem, expert en tourisme, s’amuse des chiffres diffusés par les autorités : « On parle de 7 % du PIB, 12 %, voire 17 %… » Il constate la difficulté « d’obtenir des chiffres fiables pour les professionnels, chiffres détaillés que l’on peut analyser, disséquer.” Le WTTC (World Travel & Tourism Council) chiffre « à 5,2 % le poids direct du tourisme dans le PIB ». En 2010, il y contribuait pour 7 %. Ce quadra qui « aime le terrain », mener des « missions notamment en Afrique », s’est confié au Point Afrique.
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Le Point Afrique : Assiste-t-on à une réelle reprise du tourisme tunisien ?
Moez Kacem : Si tous les indicateurs touristiques présentés affichent une hausse à deux chiffres, il faut les relativiser, 2016 ayant été une année noire. La reprise européenne, pourvoyeuse de devises, est en hausse, mais à des niveaux insuffisants. Cela prendra du temps pour récupérer cette clientèle. Et nécessitera une diversification de l’offre. À savoir des campings, des B&B, des gites ruraux, des transports terrestres de qualité à l’intérieur de tout le pays, une lutte contre l’insalubrité (la saleté qui envahit les rues est une très mauvaise publicité)… La décentralisation qui sera l’enjeu des premières élections municipales démocratiques permettra d’adopter un développement territorial, faire que chaque mètre carré soit potentiellement touristique, doter chacune des municipalités d’un monsieur tourisme. Ce qui pourra être une formidable bouffée d’air pour le secteur.
Le all inclusive n’est-il pas un modèle obsolète ?
La Tunisie vit la même situation que le Maroc : le all inclusive a été vulgarisé au niveau de tous les hôtels, même les 4/5 étoiles, ce qui a causé une crise structurelle avec une diminution des recettes par touriste. Un phénomène qui a été imposé par les tour-operator dans les années 2000. En 2016, les recettes moyennes par nuitée s’élevaient à 182 dinars (65 €). Après les attentats du Bardo et de Sousse, en mars et juin 2015, le PDG de Thomas Cook n’hésitait pas à énoncer que la Tunisie n’était plus une destination touristique. Propos revus et corrigés en juillet 2017 après que les autorités britanniques ont levé les restrictions de sécurité. Mais la plupart des TO ont déjà imprimé leurs catalogues, on n’en verra les effets qu’en 2018. L’un des géants du secteur, TUI (qui regroupe les marques Marmara, Riu, Nouvelles Frontières…, NDLR), a indiqué n’avoir aucun plan pour retourner en Tunisie malgré la levée desdites restrictions.
Quel rôle pour le tourisme intérieur ?
Le marché intérieur s’est considérablement développé. Les Tunisiens représentent désormais 30 % du volume avec deux millions de nuitées. Sous Ben Ali, les Tunisiens n’étaient pas les bienvenus dans les hôtels. Il fallait laisser la place aux Occidentaux… Ce qui est intéressant, c’est que l’hôtelier et les agences sont en train de découvrir les préférences des Tunisiens. Cette clientèle est moins sensible aux crises et la tendance démographique est favorable avec l’accroissement constant de la population. Tout autant que les Algériens, habitués aux frimas sécuritaires, la clientèle nationale est beaucoup plus qu’une variable d’ajustement. C’est un atout.
L’objectif gouvernemental de dix millions de touristes en 2020 est-il judicieux ?
Selma Elloumi Rekik, ministre du Tourisme depuis 2015, a surpris en annonçant un objectif de dix millions de touristes en 2020. L’année record, 2010, affichait 7,2 millions de visiteurs. Le ministère évoque également une croissance annuelle de 10 % des entrées, et de 5 % des recettes. Chiffre qui diverge de celui de l’OMT : il prévoit une hausse de 3,4 % des entrées par an pour l’Afrique du Nord. Cet objectif est peu crédible. C’est un chiffre destiné à frapper les esprits. Au lieu de viser un nombre maximal de touristes, il faut penser à la valeur ajoutée du tourisme. La recette moyenne par individu. Le grand bradage du all inclusive a été fatal pour les agences, les hôtels… Il faut changer de paradigme.
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À quand des campings, des B&B…
La diversification des offres d’hébergement (de la maison d’hôtes aux gîtes) se heurte à des difficultés juridiques. Les maisons d’hôtes évoluent dans un terrain « légal illégitime ». Il existe aussi un problème de la classification en étoiles qui n’est pas en adéquation avec les standards internationaux. Un 4 étoiles à Hammamet sera plus cher qu’un 5 étoiles à Sousse, ce qui est aberrant selon les critères des investisseurs étrangers. À cela s’ajoutent les dettes des hôteliers : plus de quatre milliards de dinars ! Dont 1,7 milliard est supporté par la banque publique STB (« la mère des banques tunisiennes, créée en 1957 », selon les dires de son DG, NDLR). Aux créances classiques, capables d’être honorées avec rééchelonnement, s’ajoutent les créances litigieuses, en justice. Ces dernières représentent 1,4 milliard de dinars. Les intérêts facturés par les banques sur les dettes sont l’objet du courroux de nombreux hôteliers. Le problème des prêts consentis sous Ben Ali est explosif. Sous la dictature, un proche du dictateur pouvait obtenir un prêt massif sans apporter de garanties. Lesdits prêts n’ont pas été remboursés avant et après la révolution… Avant, parce que l’État de droit ne concernait pas les clans proches du président. Après, parce que certains se sont évaporés le 14 janvier 2011 au soir. Ce qui a un impact sur l’emploi. Selon le ministère du Tourisme, on dénombrait 290 000 emplois directs en 2010, 206 000 en 2016. Le terrorisme a engendré une grande casse sur les emplois indirects, difficilement chiffrable.
L’État est-il un frein ou un atout ?
L’exemple du marché chinois prouve qu’on peut le faire. Ils sont près de 10 000 à avoir foulé le sol tunisien depuis le début de l’année, en hausse de 350 % et quatre fois supérieur à celui enregistré par le Maroc. Un marché capital qui a obtenu l’attention du ministère des Affaires étrangères, de celui du Tourisme. Le touriste chinois est considéré comme celui qui dépense le plus en moyenne. Pour le capter, malgré la distance et la difficulté liée à l’absence de vols directs, nous devons nous former : la langue, adapter la nourriture, l’accueil… J’ai contribué à plusieurs commissions de réformes, mais il y a une absence de volonté politique. Depuis 2010, on réfléchit aux réformes. Mais on ne passe pas souvent à l’acte.
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L’Open Sky est-il un atout ?
On évoque une signature imminente de l’Open Sky, imminente depuis de nombreux mois, mais nous ne sommes pas prêts : nous n’avons pas les infrastructures nécessaires à une rotation rapide des avions, nos transports terrestres ne sont pas à la hauteur. Exemple : la signalétique. Si vous souhaitez prendre le métro à Tunis ou le train, bon courage. Quand vous prenez un train de nuit pour le nord-ouest, de nombreuses gares sont plongées dans l’obscurité à votre arrivée…
Quelles sont les réformes prioritaires ?
Il faut scinder l’ONTT (l’Office national du tourisme tunisien) et ses six mille fonctionnaires en trois agences : l’une chargée de la formation (« des community manager » en passant par « des conseillers voyages et non plus des agences passives »…), une autre chargée du produit tunisien afin que tout le pays soit considéré comme touristique et pas seulement le balnéaire, et une troisième dévolue à la communication. Seule la première est sur les rails. Il faut faciliter les démarches du PPP – partenariat public privé, assainir l’endettement de tous les opérateurs du tourisme et pas seulement les hôtels, améliorer la gouvernance du secteur, secteur qui n’est pas doté d’une veille stratégique (qui permet d’analyser les tendances mondiales, les marchés à cibler, l’attitude des concurrents…)
De vastes chantiers, donc. Ironie du rendez-vous, Moez Kacem attire l’attention sur un car touristique, plaque algérienne, garé devant le Théâtre de Tunis, au cœur de l’avenue Bourguiba. On y voit le chauffeur remplir son réservoir avec des jerricanes. « De l’essence de contrebande qui vient d’Algérie car moins cher, qu’il stocke dans ses cales, ce qui est très dangereux… » Il en sourit car la situation se déroule à 200 mètres du ministère de l’Intérieur. Façon de souligner qu’une partie du tourisme algérien bénéficie au secteur informel (qui représente 52 % de l’économie).